Cette chef multi-étoilée cumule distinctions et honneurs, sans vanité aucune. En autodidacte passionnée, elle ne cesse d'explorer de nouveaux univers gustatifs. Sa signature.
Anne-Sophie Pic a-t-elle conscience d'être devenue une icône? Ne lui posez surtout pas la question, cela ne fait pas partie de son vocabulaire mental. En revanche, rien ne vous interdit de constater qu'avec ou sans Journée de la femme, cette chef est l'objet de tous les honneurs. Passons sur les sept étoiles qu'elle est seule à cumuler au Guide Michelin (trois à Valence, deux à Lausanne, une à Paris et une autre à Londres), lequel guide l'a gratifiée du rôle de «marraine» pour les nouveaux entrants, dans son édition 2018. Une première.
Oublions qu'elle vient aussi d'être nommée «créatrice de l'année» par le magazine et festival culinaire Omnivore et qu'elle est également la Française la plus présente dans le film À la recherche des femmes chefs de la réalisatrice Vérane Frédiani, sorti sur les écrans en juillet 2017. Dans un milieu professionnel qui n'évolue guère (5% de femmes sur les 2650 chefs étoilés en 2017, aucune parmi les nouveaux deux ou trois-étoiles du présent millésime), effectivement Anne-Sophie Pic fait figure d'ovni. Bien trop fine néanmoins pour tenir des discours réducteurs ou outranciers sur la situation des femmes en cuisine. Sur le fil de l'intranquillité, son moteur depuis toujours, avec une exigence extrême qui n'exclut pas la bienveillance, elle creuse sa différence, attentive, lucide et passionnée.
LE FIGARO.- Que vous inspire, en tant que femme et chef, la célébration de la Journée de la femme, qui a eu lieu le 8 mars?
Anne-Sophie PIC.- J'ai passé le plus clair de mon temps, pendant des années, à essayer de faire oublier que j'étais une femme, en cuisine. Avec le sentiment, en débutant dans ce métier, que le fait d'en être une était une valeur que je portais en moi, qui avait une influence sur ma cuisine et mon travail. Depuis quelques années, je prends conscience, en voyant les autres femmes s'exprimer, de la nécessité, non pas d'avoir un combat féministe parce que ce n'est pas du tout ma thématique ni ma façon d'être, mais de ne plus avoir peur d'être une femme, de ne plus s'effacer par rapport aux hommes. De dire au contraire «on est là, on existe, on est complémentaire». Je ne suis pas du tout dans une bagarre ou une lutte, mais j'estime qu'il y a aujourd'hui un besoin de reconnaissance de la valeur des femmes dans les métiers qui sont plus masculins. Donc, oui, c'est important la Journée de la femme. Pour ne pas se sentir oubliée ou du moins dans la culpabilité. Parce que c'est un sentiment que j'ai eu pendant longtemps. Cela dit, ce n'est pas parce que l'on est une femme que l'on est talentueuse, il y a toujours une frontière à définir, mais en tout cas ce que j'attends aujourd'hui des hommes, c'est qu'ils reconnaissent les femmes, plutôt que celles-ci luttent pour se faire reconnaître!
Dans une interview donnée au Journal du dimanche, l'été dernier, vous aviez déclaré: «Mon conseil est de rester fidèle à soi-même, ne pas adopter une autorité masculine pour être respectée, car cela ne marche pas. Il faut rester une femme en cuisine.»
Complètement. Il faut rester soi-même, et c'est toute la difficulté d'une femme qui travaille dans un milieu masculin. Mais c'est seulement comme cela qu'on peut être dans une certaine harmonie. Je recherche beaucoup cela et je sais que c'est possible. J'essaie dans mes cuisines que les gens s'épanouissent, se sentent bien. Certes, il s'agit d'un métier difficile, mais en même temps il est merveilleux, donne du bonheur aux autres, transmet des émotions. J'avais un père qui était un homme très humain. Pour autant, il y avait quand même des coups de gueule dans les cuisines, je les entendais puisque j'habitais au-dessus! Mais c'était quelqu'un à qui on pardonnait beaucoup parce qu'il avait cette humanité. Et c'est une valeur que je pense porter aussi. En résumé, je ne me positionne pas dans une opposition aux hommes, je salue au contraire cette complémentarité qui est la nôtre.
Avez-vous eu le sentiment dans votre parcours professionnel d'avoir eu beaucoup plus de choses à prouver qu'un homme et ce, malgré le fait d'avoir pris la succession d'une affaire familiale?
Oui, il y a une culpabilité à se dire: est-on digne de cet héritage? Est-ce que, lorsqu'on est une femme, on a vraiment le droit de réussir? C'est un questionnement que j'ai beaucoup eu, que je n'ai plus aujourd'hui parce que j'ai creusé mon sillon. J'ai trouvé ma façon de cuisiner, ma signature, et c'était important pour moi, dans le cadre de cet héritage. Il y a des moments où cela m'a blessée, fait douter et en même temps cela m'a construite, m'a donné un bouclier pour lutter contre les difficultés. J'ai essayé de tirer profit de tout cela. J'en ai peu parlé jusqu'à présent parce que j'estimais -et c'est terrible de dire cela- que c'était presque normal, qu'il fallait en passer par là. Et je me suis toujours dit: «Quand j'aurai 50 ans, j'essaierai d'avoir un regard bienveillant sur la jeunesse, de ne pas être trop jugeante.» J'approche des 50 ans et j'espère que c'est le cas!
Vous travaillez désormais avec une femme sommelière, Paz Levinson, qui plus est «meilleure sommelière du monde». C'est un pied de nez à un univers très masculin?
Notre rencontre s'est faite à travers le filmÀ la recherche des femmes chefs , de Vérane Frédiani. Son témoignage m'a fait sourire lorsque j'ai entendu toutes les remarques machistes qu'elle avait pu subir. Mais dans ce documentaire, vous voyez aussi qu'elle passe un peu entre les gouttes d'eau, elle suit son chemin et sa passion. Et c'est cela qui m'a également intéressée chez cette jeune femme. Nous nous sommes rencontrées plusieurs fois, avons parlé de nos expériences et il y a vraiment une relation forte qui s'est instaurée. Elle s'est sentie en confiance quand je lui ai proposé de rentrer dans la Maison. Après avoir goûté ma cuisine, elle a perçu qu'il y avait un territoire à explorer à travers les accords. Nos histoires, nos façons de penser sont proches. Cette belle aventure va se faire aussi avec toutes les équipes masculines de sommellerie. Nous, femmes, sommes très conscientes que l'on ne peut rien imposer aux hommes, qu'on peut juste les emmener où l'on veut! Nous sommes donc assez complices avec Paz, et l'équipe de sommellerie est ravie de l'accueillir aussi, parce qu'elle a des connaissances complémentaires et qu'elle connaît bien la mixologie, vers laquelle je veux aller. Entre la mixologie et la cuisine, il existe beaucoup de points communs, donc nous allons tracer une petite route d'élégance entre les accords et les vins. Cela va être intéressant car nous voulons toutes deux être très pertinentes dans ce domaine.
Avez-vous d'autres projets dans les mois à venir?
Il y aura d'autres ouvertures de Dame de Pic, mais je préfère rester discrète sur le sujet pour le moment. J'ai également très envie d'avancer avec Paz sur les rituels de service du vin que nous allons installer en salle. Enfin, j'aimerais qu'il y ait plus de corrélations encore entre la salle et la cuisine. Oui, nous avons de beaux projets en perspective.
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