En 1966, 3.000 ouvrières belges, lassées d'être payées moins que leurs collègues masculins, s'arrêtent de travailler. Rue89 a rencontré deux actrices de cette lutte féministe historique.
"Une femme vaut moins qu’un homme." C'est le constat affiché en une du "Nouvel Observateur" des 6-12 avril 1966.
Dans les pages intérieures, André Gorz, philosophe et cofondateur du journal, rend compte d'une grève en cours dans la Fabrique nationale (FN) d’armes d’Herstal, dans le bassin industriel liégeois.
Depuis sept semaines, 3.000 ouvrières belges de cette usine produisant armes, cartouches et motos, se battent pour être payées à égalité avec les hommes.
"Nous voulons 5 francs !", réclament-elles.
Pour cela, les ouvrières s'appuient sur le traité de Rome de 1957. L’article 119 du texte impose aux six Etats signataires de faire appliquer "l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et féminins pour un même travail". Principe bafoué dans cette entreprise, comme partout ailleurs en Europe.
Les "femmes-machines"
Ces femmes ne se révoltent pas uniquement pour une question de "gros sous", pour reprendre l'expression de l’une des meneuses. "Ni pour le principe", complète André Gorz dans son article, sous le pseudonyme de Michel Bosquet.
"Elles estiment qu’elles se battent pour la classe ouvrière de toute l’Europe occidentale."
La grève des ouvrières de la Fabrique nationale d’Herstal est de fait historique : par son ampleur et sa durée (douze semaines !), c'est une première en Europe. Elle restera un événement marquant de l’histoire des mouvements ouvriers belges, comme des luttes féministes.
Comment expliquer qu'il y a 52 ans la lutte pour l’égalité a soulevé ici des milliers de travailleuses, lassées de valoir moins que leurs collègues masculins ? Qu’a laissé derrière lui ce mouvement ? Rue89 a rencontré à Liège deux actrices de cette grève – beaucoup ont aujourd'hui disparu – dont la vivace Lucienne Franckson, 72 ans, ancienne ouvrière gréviste.
"Je ne regrette vraiment rien, rien, rien.Comme ses parents et sa sœur, Lucienne, dite "Josette", a fait toute sa carrière à l’usine, "mère nourricière" de sa ville natale. Elle y est entrée une année avant sa majorité, à un poste occupé alors exclusivement par les femmes.
Le surnom de ces ouvrières est à l'image de leur considération : parce qu'elles étaient indissociables de l'outil, on les surnommait "femmes-machines".
"On sentait trop mauvais"
"On nous a engagées pour notre agilité", se remémore Lucienne, qui usinait des pièces de revolver, 45 heures par semaine, samedis compris, les mains plongées dans l'huile. Le travail est pénible, répétitif, la cadence folle.
Dans le grand hall de l'usine, principal atelier où 1.500 travailleuses s'activent dans le vacarme assourdissant généré par les courroies des machines ("tak tak tak tak"), les femmes tournent toute la journée sur plusieurs vieilles bécanes, "comme des chevaux de carrousel".
"Les huiles coulaient, s’imprimaient sur nous, et nous donnaient des boutons sur tout le corps", décrit Lucienne.
L’odeur est si prenante qu’on ne s'assoit pas dans le tram à côté des femmes-machines – on s'écarte.
"On sentait trop mauvais."
Dans l'entreprise qui compte 13.000 travailleurs, l'encadrement est exclusivement masculin. Les 3.550 ouvrières de la Fabrique nationale n’ont quasiment aucune perspective de promotion et peu accès aux formations. Leurs compétences sont sous-évaluées. "Les hommes n’acceptaient pas les femmes", raconte Lucienne. "C'est sûr qu'on n'était pas bien considérées."
Les ouvrières sont payées moins que ces messieurs. Les femmes-machines touchent 85% de la rémunération du plus bas des manœuvres. "Moins que le balayeur de cour", répète Lucienne.
Dans les années 1960, le salaire des femmes est encore vu comme un salaire d'appoint par rapport à celui du mari – ce qui permet de justifier une moindre rémunération.
"Tap dju, tap dju"
Les femmes sont cantonnées au bas de l'échelle. "On était juste bonnes à faire le mauvais travail", témoigne en 1991 Jenny Magnée, ancienne gréviste.
"Je travaillais au groupe 12, celui des fusils de chasse, je devais faire 365 pièces par jour. Quand on cassait son outil, on était engueulées, très fort même, par le contremaître et les régleurs qui ne nous supportaient pas."
En février 1966, la direction de la Fabrique nationale refuse d'ouvrir les négociations pour l'égalité des salaires. Les ouvrières protestent et débrayent le 9 ; les syndicats promettent d'en discuter avec les patrons.
Une semaine plus tard, ils reviennent. Avec rien. Ce jour-là, la colère éclate. "On en a eu assez", certifie Charlotte Hauglustaine, l'une des meneuses, en 1998.
"Assez de l'injustice, de l'inégalité, mais aussi assez des brimades, des harcèlements des contremaîtres, des longues heures passées debout aux machines et des promesses non tenues."
En wallon, Germaine Martens, alias "la petite Germaine", militante communiste, proclame la fin du travail parce qu'on s'est assez moqué d'elles :
"Tap dju, tap dju, on z’a assez rigolé d’nos autes !"
Dans le grand hall, un petit groupe d'ouvrières haranguent les femmes-machines : "Elles sont venues nous dire 'on arrête'", dit Lucienne, 20 ans en 1966. Les machines des récalcitrantes sont stoppées. Lucienne, syndiquée comme 90% des travailleurs, suit le mouvement.
C'est ainsi que le 16 février 1966, 3.000 ouvrières de la Fabrique nationale d'Herstal cessent de travailler, sans demander l'accord des délégués syndicaux (que des hommes !), désarçonnés par la grève sauvage. Elles réclament pour les femmes-machines 5 francs supplémentaires de l'heure, l'équivalent du prix d'un kilo de patates.
A titre d'exemple André Gorz écrit dans son article :
"Le manœuvre masculin, qui donc n’a aucune espèce de formation, débute, en moyenne, à 5.369 F. L’ouvrière qualifiée, qui donc a appris un vrai métier, débute à 4.933 F."
"Le cas Weinstein de la Herstal"
Cinquante-deux ans plus tard, Annie Massay, 87 ans, infatigable féministe et militante de gauche, nous reçoit chez elle en proposant un café et la lecture d'un tas de polycopiés (affiches, calendrier du mouvement, décryptage du traité de Rome). En 1966, elle fait partie d'une commission du travail des femmes de la FGTB, grand syndicat belge.
Annie Massay est appelée en renfort quand éclate la grève de la Fabrique nationale, pour servir de lien entre les grévistes et les syndicalistes. "Elle nous a aidées fort, elle", dit Lucienne à son évocation.
"Les syndiqués n'avaient aucune véritable approche sérieuse de cette problématique", développe Annie Massay.
"C’était des hommes, c’était des métiers durs, ça les arrangeait de penser que les femmes étaient plus basses qu’eux. C’était l’air ambiant."
Dans une métaphore de la libération de la parole, Annie Massay dit que les inégalités de salaire ont été "le cas Weinstein de la Herstal". Des ouvrières, les plus militantes et informées notamment, ne parlent pas que d'égalité salariale, mais aussi de considération du travail des femmes dans la métallurgie, de lutte contre les discriminations et d'égalité tout court. La colère couvait depuis longtemps, jusqu’à maturation.
"A travail égal, salaire égal"
Un comité de grève composé de 29 femmes est élu fin février 1966 et reconnu par les syndicats. Il est présidé par la combative et brillante oratrice Charlotte Hauglustaine, une amie d'Annie Massay, décédée en 2008.
"Les hommes, ils étaient dans leurs petits souliers, il ne faut pas croire", remarque Lucienne. "Au début, les hommes étaient un peu estomaqués", complète Annie Massay. "Ils ne pensaient pas que ça allait durer." Avec un peu de dédain :
"Oh, elles vont crier pendant deux jours et ce sera fini…"
La direction échoue à les monter contre les femmes. Il faut dire que nombre de travailleurs sont en couple, à l'image de Lucienne, qui a épousé Auguste, un régleur, deux mois avant le début du mouvement. Rapidement, une grande majorité d'ouvriers soutiennent les grévistes et se massent sur les trottoirs quand elles défilent en ville.
Les ouvrières sont déterminées. "Moi, j’y croyais", retrace Lucienne. "On savait que les patrons, tôt ou tard, allaient devoir nous donner quelque chose." A La Ruche à Herstal, le centre névralgique du mouvement où les femmes se réunissent en assemblée, l'ambiance est survoltée. "Jamais un piquet de grève ne fut nécessaire", rappelle Annie Massay.
A plusieurs reprises, les femmes descendent dans la rue, en brandissant leur slogan – "A travail égal, salaire égal."Elles entonnent aussi leur chant de grève, sur l’air populaire du "Travail, c’est la santé" d’Henri Salvador dont elles ont réécrit les paroles.
"Le travail c’est la santé / Pour ça faut être augmentés", fredonne de nouveau Lucienne :
Quand les patrons suggèrent 50 centimes d'augmentation, les ouvrières ajoutent en réponse des couplets à la chanson :
"La direction a proposé
Cinquante centimes aux délégués
Mais nous les femmes on a r’fusé
On n’demande pas la charité"
Annie Massay décrit une ambiance joyeuse, festive, malgré les difficultés.
"C’était une ambiance de combat et ça leur plaisait. Les ouvrières se lâchaient. Elles étaient contentes de pouvoir crier dans la rue."
Pendant la grève, Annie Massay fait venir un docteur à La Ruche. "J’en ai profité pour faire des démarches avec les femmes pour qu’elles reçoivent une formation sur la contraception et l’avortement", explique-t-elle.
"J’ai trouvé que c’était le moment. On pouvait rassembler les femmes, confirmer la justesse de leurs actions."
"Femmes de peu de tenue"
Peu après le début de la grève, plusieurs milliers de travailleurs sont mis au chômage technique, faute de pièces usinées. Leur travail dépend, en début de chaîne, de la production des femmes-machines. Dans un courrier, un "chômeur de la Fabrique nationale" critique "les meneuses à grande gueule" et les ouvrières en grève, ces "femmes de peu de tenue". Sa crainte : la délocalisation de l'usine, si elles s'entêtent ainsi.
La direction est inflexible, la grève s'éternise, et en conséquence, l'argent vient à manquer. Avec la médiatisation du mouvement, une solidarité internationale se met en place – elle permettra aux ouvrières de tenir. Les grévistes reçoivent le soutien d’associations, de mouvements féminins, de structures syndicales. Les dons affluent de partout, le comité de grève distribue des colis de survie.
Malgré tout, dans les foyers, les indemnités de grève et les allocations chômage ne remplacent pas les salaires non perçus. "Il y a des gens qui ont eu faim", déplore Annie Massay. "On avait tous des crédits", évoque Lucienne, aux côtés de son mari.
"De la soupe et des œufs, on en a mangé, hein Auguste ?"
Huitième semaine de grève. La mouvement prend une tournure européenne.
Le 25 avril 1966, 5.000 personnes participent à la marche sur Liège. Les femmes, rejointes par d’autres travailleuses et travailleurs (dont des délégations françaises), manifestent en soutien aux grévistes. Slogans et banderoles prônent l'égalité et la fin des discriminations ("capable de lutter, capable de diriger", "ménagères, nous défendons l'avenir de vos enfants", "la lutte des femmes est aussi celles des hommes").
Dans le bassin liégeois, la grève des femmes en inspire d'autres et dans plusieurs usines, des ouvrières réclament elles aussi de meilleures conditions salariales.
"Il y a une peur patronale énorme de contamination", explique Lionel Vanvelthem, historien à l'IHOES. "Dans la région de Liège, on a quand même cru qu'il y allait y avoir insurrection !" Sous la pression patronale sans doute, la direction de la Fabrique nationale, "coriace" depuis le début du mouvement, se voit obligée de céder.
+2,75 francs
5 mai 1966. Les pourparlers au ministère de l'Emploi et du Travail, la veille, aboutissent à un accord accepté par les grévistes, épuisées financièrement. A La Ruche, la reprise du travail est votée à bulletin secret.
A l'issue de trois mois de grève, les ouvrières obtiennent une augmentation de 2 francs de l’heure et +0,75 franc l'année d'après. Les ouvrières retournent aux machines le 10 mai 1966 et ce sans avoir obtenu les 5 francs demandés, ni l'égalité salariale. La victoire est en demi-teinte, même si la grève va donner un élan à la cause des femmes.
"Suite à la grève, les femmes ont eu une très belle ambiance. On a eu une belle solidarité entre nous. Ça a ressoudé le lien des femmes-machines", expose Lucienne.
Le rapport de force entre les ouvriers et la direction, comme entre les femmes et les hommes, est resté marqué par la grève de 1966.
En 1974, une nouvelle grève des femmes de la Fabrique d'Herstal, de trois semaines, permettra d'améliorer les conditions d'hygiène et de sécurité et de faire évoluer les possibilités de promotion et d'évolution en féminisant une soixantaine de fonctions.
Revendications féministes
Au sein des syndicats, la grève a agi comme un détonateur. "Ça a donné du poids à des revendications féministes intellectuelles", assure Annie Massay.
"Ça nous a permis de revendiquer avec plus de succès, dans la structure syndicale, des préoccupations d'ordre privé comme l’accès à des crèches..."La grève aura des répercussions au niveau du Parlement européen : une réunion extraordinaire de la commission sociale est organisée pour évaluer l’application de l’article 119, retrace l'historienne Marie-Thérèse Coenen. En Belgique, la grève va accélérer la publication de l’arrêté royal de 1967 sur le travail des femmes.
Le "réveil des femmes"
Annie Massay, pour qui cette grève symbolise "le réveil des femmes", assure qu'elle fut sans aucun doute émancipatrice pour celles qui ont mené la lutte.
"Ça leur a donné un sentiment d’existence, de sentir leur capacité de le faire. Elles étaient fières.
Je pense que quand on crie pour sa vérité, on s’extériorise et on prend des habitudes."
Charlotte Hauglustaine, interviewée à la fin du mouvement, en 1966, parlait aussi d'un éveil, annonciateur de la deuxième vague du féminisme.
"Beaucoup de femmes n'avaient pas la conscience de leur force. [...] Il faut que le mouvement continue, il faut que les femmes arrivent à monter [...], non seulement à l'usine, non seulement au bureau, mais dans toute la vie."
Une autre ouvrière interrogée évoquait aussi cette prise de conscience de "[leur] égalité envers les hommes".
"Avant, on n'y pensait pas, mais maintenant, on y pense beaucoup plus. On réalise mieux notre force, si je puis dire."
Cinquante-deux ans après ce mouvement fondateur, les revendications de ces ouvrières sont toujours d'actualité. "A travail égal, salaire égal" n'est pas encore une réalité : en Europe, les écarts de rémunérations entre les femmes et les hommes perdurent. Une femme vaut toujours moins qu'un homme.
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