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De quoi souffre-t-on quand on souffre au travail ?


Cinq ouvrages parus récemment permettent de mieux comprendre ce qui se joue dans l'entreprise.

Le constat est unanime. Le monde du travail au XXIe siècle est le théâtre de nouvelles souffrances liées à une dégradation des ambiances, des relations et des désirs. Une forme de détresse s’observe dans toutes les strates de l’entreprise.
L’année 2015 a été particulièrement fertile en sociologie du travail. Des livres importants ont été écrits, dont nous vous donnons ici un aperçu. Les cinq que nous avons choisis analysent les effets du grand tournant gestionnaire des années 1980, en s’appuyant sur un travail de terrain.
Mais ces chercheurs font plus que décrire : ils inventent un lexique spécifique, qui aide à y voir clair. Et finalement, composent collectivement un manuel de survie à l’usage du salarié de plus en plus soucieux de se protéger.

"Souffrance éthique"

Docteur en psychologie du travail, Duarte Rolo a enquêté dans les centres d’appel téléphonique, dont le nombre augmente depuis les années 90. Que ce soit dans les centres «sortants» (les opérateurs démarchent les clients ou en cherchent de nouveaux) ou «entrants» (les gens appellent pour se renseigner), la sentence est sans appel: il règne sur ces plateformes un taux maximal de «souffrance éthique».
La duperie en effet fait désormais partie de la mission des téléconseillères (ce sont souvent des femmes) chargées de répondre aux clients d’entreprises tels que les opérateurs téléphoniques ou les assureurs. Ce personnel est encouragé à mentir: omettre des informations pour faciliter une vente, souscrire des options payantes dans le dossier informatique à l’insu de son interlocuteur, placer un produit ou un service sans utilité.
Beaucoup ont la sensation que le client est traité «comme une vache à lait», comme le dit l’une d’elles, qui déplore d’avoir à pratiquer «le forcing à la vente». Les relations avec le client devenu méfiant se dégradent. L’usage imposé du mensonge a des effets désastreux.
La souffrance éthique est particulièrement perverse car elle trouve son origine dans une forme subtile de trahison de soi-même: le travailleur mithridatisé a fini par accepter de piétiner lui-même ses valeurs. S’ajoute à cela une querelle entre les «Anciens», autour de la cinquantaine, qui estiment avoir connu l’époque du travail honnêtement fait et les «Modernes», des jeunes gens pragmatiques, qui intègrent plus facilement le cynisme dans les usages.
Sur les «marguerites» (quatre postes de travail séparés par une cloison), le désarroi est d’autant plus fort que la hiérarchie récompense les tricheurs. Dans cet ouvrage très fin d’ailleurs récompensé par le Prix Le Monde de la Recherche universitaire 2015, l’auteur décrit le coût moral de la rouerie:  
Au-delà des atteintes à leur estime personnelle, résultant du fait de se voir disqualifiées par la hiérarchie (parce qu’incapables d’égaler les chiffres de vente des killers) et de la non-reconnaissance du travail invisible qu’elles font auprès des clients, le fait de prendre part, en tant que témoin ou acteur, à des actes que finalement elles réprouvent entraîne une forme de souffrance spécifique que la psychodynamique du travail a conceptualisée sous le terme de "souffrance éthique". De toute apparence, cette forme nouvelle de souffrance s’est considérablement répandue. On est aujourd’hui porté à croire qu’elle est en cause dans l’apparition de suicides sur le lieu de travail."  
Mentir au travail, par Duarte Rolo, préface de Christophe Dejours, PUF, 134 pages, 21 euros.

"Sur-humanisation managériale"

Depuis trente ans, Danièle Linhart observe les mutations sociales au bureau, ses faux semblants, sa dureté. Dans une démonstration d’un réalisme frappant, la sociologue met en pièce le management «à la cool», lequel, sous sa plume subversive, apparaît comme un mirage en même temps que le nouveau piège tendu aux salariés pour mieux les assujettir.
Insister sur la dimension humaine du salarié, prétendre oeuvrer dans le sens de son bien-être, c’est effacer l’essentiel: la compétence. C’est mettre à l'arrière-plan son expertise et sa légitimité à prendre part aux choix organisationnels et stratégiques. Plus l’entreprise a l’air «sympa», plus l’esprit doit être en alerte, nous souffle l’auteur tout au fil de ces pages où la main de fer patronale surgit du gant de velours managérial.  
«La comédie humaine au travail», par Danièle Linhardt, Eres, 152 pages, 19 euros.  

"Travail perdu"

Le bel ouvrage d’une doctorante en immersion dans la grande distribution, sorti en poche en 2015, est déjà une référence. Marlène Benquet a démarré son enquête l’hiver 2009 dans les salles de conférence d’un grand hôtel de Varsovie où le nouveau PDG d’une entreprise de grande distribution réunissait ses cadres européens.
Passé des mains des familles fondatrices à celles d’actionnaires (la routine désormais), le groupe lui semblait être «un bon exemple des effets de l’actionnariat sur la gestion des individus». Dans cet univers, c’est la notion de «travail perdu» qui émerge dans l’esprit de la sociologue. Le sort des chefs de rayon est à cet égard éloquent.
Il n’y a pas si longtemps chaque hypermarché était comme une entreprise autonome. Le siège ne donnait pas d’ordres, le chef était maître en son rayon. Il décidait à lui seul des achats, du choix des assortiments, de la décoration du magasin et calculait son chiffre d’affaires. Son rayon était comme une petite boutique au coin de la rue, indépendante, dans le grand ensemble du supermarché, et le travail plus intéressant.
Mais l'avènement des centrales d’achat fait que notre homme ne négocie plus rien et ne sait même pas combien les produits ont été achetés. Avec ce «travail perdu», la fonction se vide de son sens et de son intérêt.
Pour mener à bien son enquête, Marlène Benquet s’est fait embaucher comme caissière. Cette fonction, centrale dans la grande distribution, est une résurgence de la condition ouvrière, laquelle se déplace du monde industriel au secteur tertiaire.
Une fois sur la ligne de caisse, la chercheuse sociologue raconte qu’on perd des droits et des privilèges en passant du statut de cliente à celui de salariée. Surveillée par les responsables et par les habitués du magasin, qui ne se privent pas de manifester leur mécontentement, les caissières sont constamment exposées aux regards. La tâche est rendue plus dure encore par l’absence de poste de travail à soi: Les caisses ne sont pas des bureaux que l’on peut personnaliser, mais des postes anonymes dont on change dans la journée, selon les ordres d’une responsable qui décide qui fait quoi et accorde les pauses en fonction du rythme du magasin.

"Précarité projectionnelle"

Choisi «faute de mieux» (les témoignages abondent), l’occupation à vie de cet emploi est souvent l’histoire du provisoire-qui-a-duré. Le plus aliénant est qu’il n’y a rien à en attendre, de même qu’il ne reste rien de l’encaissement de centaines et centaines de clients. Il n’y a ni but, ni objectif à atteindre. L’investissement dans le travail n’est pas récompensé. L’auteur propose alors la notion de «précarité projectionnelle», avant d’écrire: 
Le temps passé en caisse est une parenthèse qui ne se convertit pas en qualification. Et les promotions sont quasi inexistantes. Les projets d’évolution des caissières sont toujours des projets en rupture avec leur emploi précédent. On quitte les caisses pour faire autre chose, redémarrer ailleurs, sans jamais pouvoir adosser le nouveau projet à l’emploi précédemment occupé.»  
«Encaisser ! Enquête en immersion  dans la grande distribution», par Marlène Benquet, 310 pages, 11, 50 euros.

"Charge de la peur"

Les travailleurs du nucléaire sont de précieux invisibles auxquels Guy Jobert, ethnologue du monde du travail, a consacré une étude fascinante, laquelle est aussi une manière d’hommage.
Il a partagé la vie et les nuits des agents de conduite de centrales et s’est longuement entretenu avec eux. Il en ressort un portrait de groupe d’hommes vaillants, mus par un fort sentiment d’exercer une responsabilité sociale, qu’il s’agisse de la fourniture d’énergie ou, plus crucial, de la sécurité. Le risque étant présent à tout moment, ce que l’actualité se charge cycliquement de nous rappeler, l’auteur formule ainsi la difficulté principale du métier: «la charge de la peur».
Les étapes de travail nocturne parmi les réacteurs jamais au repos sont détaillées, de même que les conséquences du travail de nuit - les journées solitaires dans la maison désertée par leurs familles. On trouvera aussi quelques pages saisissantes sur l’extinction des hiérarchies au coeur de la nuit, quand la société entière s’en est allée dormir et que les rondiers travaillent.
«Exister au travail. Les hommes du nucléaires», par Guy Jobert, Eres, 382 pages, 18 euros.

"Solitude managériale"

Considérés comme les nouveaux diables, les managers sont parfois malheureux. Clinicienne du travail, Catherine Mieg les observe avec une certaine bienveillance, elle qui est aussi consultante en management.
Ce qui a changé dans le métier, dit-elle, c’est que le manager est de moins en moins souvent un homme issu de la base, récompensé pour l’expérience acquise au sein de l’entreprise. C’est désormais un professionnel de l’encadrement, sans connaissance particulière des métiers exercés par ceux qu’il «manage», ce qui crée beaucoup de défiance à l’égard de ces «parachutés».
L’auteur explique que les managers sont devenus spécialistes d’une organisation rationalisée et «paradoxalement vide de travailleurs». Ils apprennent le métier d’une manière comptable et décontextualisée; c'est d’autant plus dommageable que le métier (si métier il y a, peut-être est-ce simplement une aptitude?) s’apprend par la pratique. Les anciens reconnaissent la parfaite inutilité des formations technique, ce qui fait dire a l’auteur que «tout manager est finalement un autodidacte».
« Les travailleurs attendent du sens à ce qu’on leur demande, écrit-elle, des repères symboliques, des rituels qui animent les collectifs de travail, ce à quoi le manager gestionnaire répond objectif, chiffre et délais. L’individualisation qui s’est répandue dans les entreprises a mis les collaborateurs en compétition et cassé solidarité et convivialité dans les équipes. Il faut beaucoup d’énergie pour résister à cette forme de domination et imposer un mode de management alternatif. C’est possible mais la prise de risque peut être conséquente et il y a de la souffrance aujourd’hui du côté des managers.» 
Eux aussi doivent voguer contre leurs valeurs, par exemple lorsqu’on leur demande une réduction de personnel alors même que l’entreprise est florissante. Lorsqu’elle s’installe, la souffrance managériale se manifeste, comme pour tous les salariés, sur le chemin du retour chez soi, pendant les moments en famille et au cours des nuits agitées. Tenus au secret vis-à-vis de leurs subordonnés – quel chef de service ira faire part de ses doutes à son équipe? - les voici alors cauchemardant dans une dangereuse solitude.
«Les habits neufs du management. Comprendre la souffrance du manager», par Catherine Mieg, éditions Françoise Bourin, 170 pages, 24 euros.


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